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Nous sommes ce que nous avons été

Par Dario Spini

 

Dario Spini est psychologue social àl’Université de Lausanne ainsi que l’initiateur et directeur du Centre LIVES jusqu’à la fin 2022.

Son récit traite des problématiques des personnes âgées dans les résidences médicalisées.

Comment les accompagner dans cette dernière étape de vie ?

Dario a supervisé les recherches d’Aurélie Chopard-dit-Jean qui ont inspiré cette histoire.

 

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Nous nous rendons dans le Jura français, dans une une résidence médicalisée pour personnes âgées qu’on appelle EPHAD en France ou EMS en Suisse

Il y a un homme de 92 ans, Pierre.

Pierre est arrivé il y a quelques mois dans l’EPHAD. Il a toute sa tête, mais est atteint de la maladie de Parkinson. Pierre est tantôt en colère, triste, renfrogné. Il se vit comme très « dégradé », avec une image négative de lui-même. Les soignants craignent qu’un état dépressif s’installe, surtout qu’il a déjà une fois exprimé qu’il préfèrerait mourir que de continuer décliner et à être inutile. Il refuse de participer aux activités communes pourtant nombreuses : chant et danse, jeux de société, promenades en groupe, et messe le dimanche.

L’EPHAD a d’ailleurs une bonne réputation dans la région. Pierre n’est pas comme son voisin, qui passe des heures à regarder par la fenêtre le verger proche et les oiseaux qui volent d’un arbre à l’autre. Lui sait se satisfaire du peu qui lui reste et est toujours de bonne humeur. Mais pour Pierre, rien ne semble jouer, le personnel ne sait pas quoi faire. 

Une psychologue va voir Pierre. Pierre lui dit qu’il s’ennuie et qu’il ne se sent plus utile, mais refuse toute proposition de se confier et dit clairement que de faire des activités avec les autres « vieux croulants », comme il dit, ne l’intéresse pas. Il reste dans sa chambre, regarde la télé, se promène dans le jardin. Parle peu aux autres résident. Il reçoit régulièrement des visites de ses 4 enfants, de ses 11 petits-enfants et 7 arrières petits-enfants. On ne peut pas dire qu’il soit isolé, même si son épouse qui est décédée il y a une dizaine d’années, lui manque.

L’équipe des professionnels et des soignants est désemparée, elle se dit que d’une part Pierre n’est pas isolé, qu’il a encore une grande famille. Il devrait faire plus d’efforts et si cela ne change pas on en parlera avec le médecin pour voir s’il ne faut pas lui prescrire des anti-dépresseurs. Comment sortir de cette situation ? 

Pierre est le fils aîné, de trois enfants d’une famille paysanne. Pierre comme aîné, comme c’était la tradition, a repris la ferme et élevé bovins et cultivé des céréales. C’est là que sa femme et lui ont eu 4 enfants. Mais l’agriculture n’est pas sa passion. En fait son rêve, c’est de cuisiner. Du coup, il décide de se lancer dans une formation professionnelle de cuisinier tout en gardant les terres et quelques vaches. Les années d’agriculture lui ont permis de bien gagner sa vie et il n’a pas de soucis pour entretenir sa famille. Son frère lui donne un coup de main quand il le peut. Sa femme aussi met la main à la pâte. Après sa formation, il se lance comme traiteur et sert de grands baquets, travaillant des journées souvent de 12 heures. Il est ensuite engagé pour s’occuper du réfectoire de l’usine Peugeot, où il gagne bien sa vie et peut enfin profiter de samedis et dimanches libres. Il vend les bêtes, mais garde les terres et la ferme, louant les terrains à d’autres paysans, ce qui lui rapporte de belles sommes d’argent en cumul de son salaire. 

Plus tard c’est son fils aîné qui reprendra la ferme, par passion, reproduisant la tradition familiale. Pierre raconte ensuite le plaisir qu’il a eu à planifier les menus pour les ouvriers et cadres de l’usine veillant à leur offrir chaque jour des menus qui les régalaient. Pour lui cuisiner était une passion qu’il pouvait exercer chaque jour au bénéfice de milliers d’employés qui auront gouté à ses plats et menus.

Lorsque les enfants sont devenus grands et qu’il avait pu faire des économies conséquentes pour l’époque, Pierre a eu envie de voyager. Sa deuxième passion. Il avait déjà sillonné l’Europe avec sa famille, mais sa femme ne voulant pas prendre l’avion, il n’avait pas eu l’occasion de faire de longs voyages et il rêvait d’aller aux USA. Au début de sa retraite, il y fera deux voyages, un à New York et l’autre dans l’ouest avec des amis. Il décrit ces voyages comme merveilleux. La cuisine a été sa vie et les voyages aux USA la cerise sur le gâteau.

Pierre tire sa fierté de son identité de cuisinier, de ce qu’il a pu faire grâce à sa technique, son goût des choses bien faites et de sa créativité. Cette histoire de vie, par chance, il la raconte à une chercheuse qui fait des entretiens sur les parcours de vie dans cet EPHAD. La chercheuse se rend bien compte que le Pierre qu’elle a eu devant les yeux n’est pas le Pierre qu’on lui avait décrit. Forte de ces entretiens, elle restitue ce qu’elle a appris à l’équipe d’animation en leur demandant de réfléchir à ce qui pourrait raviver la flamme de passion qu’elle a vu dans les yeux de Pierre lorsqu’il parle de sa vie de cuisinier.

Son parcours de vie, qui est également un parcours identitaire, vous donne-t-il des solutions changer la situation de Pierre dans sa résidence pour personnes âgées?

Aujourd’hui, Pierre a un nouveau rôle dans l'EPHAD. Bien sûr il ne peut plus cuisiner. L’équipe l’a présenté au cuisinier responsable du restaurant de l'EPHAD et chaque semaine un des repas est imaginé par Pierre. Tous les jeudis soir on a maintenant « le menu de Pierre ». Il est maintenant devenu ami avec le cuisinier responsable du réfectoire qui lui montre de nouvelles techniques de cuisson et Pierre en échange lui fait part de ses expériences. Afin de trouver de nouvelles idées il a également accepté de se mettre à l’informatique et sait maintenant surfer sur le web. Cette nouvelle fonction certes limitée mais visible et en accord avec son parcours de vie, a transformé Pierre qui a trouvé sa place dans l’EPHAD et qui maintenant se sent valorisé et utile.

Nos parcours de vie sont différents et nous sommes ce que nous avons été. Dès lors il suffit parfois de ne pas demander au plus vulnérables de s’adapter, mais de demander aux institutions, aux professionnel·les de s’adapter aux plus vulnérables. C’est ainsi que le sens de la vie peut se renouveler et nous permettre de mieux vivre, même dans le plus grand âge.