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Kika

Par Emmanuelle Anex

 

Emmanuelle Anex est chercheuse en psychologie sociale à l’Université de Lausanne. Elle travaille pour Cause Commune, projet d’action-recherche participatif en collaboration avec la Commune de Chavannes-près-Renens. Emmanuelle nous narre comment une personne habitant un quartier peut jouer un rôle important dans la cohésion sociale.

 

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Kika

Cohésion sociale

Depuis le balcon d’un immeuble, une femme, prénommée Kika, regarde, dépitée les poubelles où s’amoncèlent les déchets. En réalité, c’est plus les cris et les amusements des enfants que les odeurs qui lui ont fait sortir le bout de son nez

Mais quand même, quel spectacle ces ordures, la commune pourrait faire quelque chose pour ces déchets. On a vraiment l’impression que la commune se fiche complètement du quartier. De toute façon, visiblement ce n’est pas leur problème, c’est les proprios qui gèrent, puis… le concierge, lui, ne gère rien, c’est à peine s’il vient finalement… ça a toujours été comme ça.

C’est la faute des étrangers…. ils ne savent pas trier

C’est la faute des jeunes… ils ne respectent rien

C’est la faute des Turcs, des Albanais, la faute des, des…. des autres.

Un jour, un mec excédé a dit à Kika que c’est les quartiers Nords de Marseille ici et qu’une fois, c’est avec un flingue qu’il règlera le problème… visiblement il est armé, enfin, on n’en sait trop rien.

Kika connaît bien le quartier, elle a grandi ici ; elle sait bien que dans certains « apparts » prévus pour trois, c’est à deux familles que l’on s’entasse ; elle voit bien la détresse, les tensions, mais aussi la bonne volonté. Elle connaît même des gens qui ont grandi ici qui travaillent pour la commune. D’ailleurs ces personnes lui ont dit qu’un projet de cohésion sociale se mettait en place et, surprise, qu’on allait même réaménager la place de jeu et trouver un nouveau système pour gérer les déchets. Il parait que c’est un groupe d’habitant·e·s qui a été à l’origine de ces initiatives.

N’empêche que « la commune » comme on dit n’est pas tout le temps là et les projets c’est bien beau, mais la cohésion dans le quotidien c’est autre chose.

En rentrant du travail après une veille de nuit ou plutôt un service du soir, Kika est bien contente de retrouver ses enfants. Mais c’était sans compter l’agitation nocturne. Une fête ?

Non, cette fois c’est différent. Comme à l’accoutumée, Kika retourne à son poste d’observation préféré, son balcon. Elle repère dans la pénombre le « ptit jeune » qui habite trois pâtés de maisons plus loin… il est déjà venu mettre le souque ici. C’est lui qui entraîne les plus jeunes et qui terrorise les gens qui veulent récupérer les voitures dans les sous-sols. D’ailleurs, une fois, il avait même mis le feu à ce qu’on raconte. … Il a créé sa bande à lui.

Cette fois ça part en vrille plus que d’habitude. Les jeunes s’amassent et le ton monte… ça part vite, coup de poings, armes blanches et peut-être plus grave.

Du haut de son balcon, Kika pousse une beuglante. Tout le monde la connaît. On ne sait pas trop expliquer pourquoi, mais elle est respectée et ce même au-delà des murs du quartier… elle a ce petit pouvoir magique de ce que l’on peut appeler « cohésion ». Les jeunes ne sont pas vraiment intimidés, mais ils et elles ont un lien particulier avec elle… une image à garder peut-être, quelque chose à conserver de leur propre image ?

Le ton descend.

Entre-temps, l’animateur qui n’habite pas loin a été prévenu ; lui aussi connaît bien ces jeunes. La situation se règle sans appeler la police. On essaye de faire à l’amiable sans rajouter des problèmes ni alourdir des casiers.

Vous vous rappelez du projet de cohésion sociale, celui pour améliorer la qualité de vie ?

Quelques semaines plus tard un événement est organisé, il est prévu dans les anciens locaux de la poste du quartier récupérés pour en faire un local communautaire. Cette fois la commune y présente les projets d’habitant·e·s. L’Uni est invitée. Il y a des chercheur·e·s, des responsables de différents services de la commune et même des élu·e·s.

Kika gravite autour et discute avec ceux et celles du quartier qu’elle connaît et quelques personnes des services. Elle trouve super ces investissements, mais ces réunions ce n’est pas pour elle. D’ailleurs avec les enfants et le travail elle n’a pas beaucoup de temps. Les horaires ne lui permettent pas de s’investir.

L’événement terminé, la nouvelle place de jeu inaugurée et les poubelles de tri installées… les services vont s’attarder sur un autre quartier pour la suite du projet. En espérant bien entendu que l’énergie investie ici va continuer à porter ses fruits.

La vie suit son cours ici. Même si les infrastructures se sont améliorées, le quartier n’a pas résolu toutes ses histoires. Kika elle est toujours là. Certains diront que c’est une personne ressource, un leadeuse naturelle positive.

Sans statut légitime, elle n’incarne pas moins une fonction sociale primordiale : celle de régénérer cette cohésion quand elle est sur le point d’éclater. Mais comment reconnaître son rôle ? comment repérer ces personnes ressources et les accompagner ? Ne serait-ce pas trop de responsabilité à endosser ?

L’histoire ne dit rien, sauf peut-être que ces figures de l’ombre ont toujours existé