
Anatolia Batruch, chercheuse en psychologie sociale à l'Université de Lausanne. Photo: KA / Centre LIVES
Une vaste étude menée auprès de 33’000 personnes dans quatre pays - Suisse, États-Unis, France et Inde - démolit certains clichés: non, les riches ne sont pas plus égoïstes ou malhonnêtes que les personnes issues de milieux défavorisés. En Suisse, les effets psychologiques de la classe sociale paraissent même plus faibles que dans les autres pays. Anatolia Batruch, chercheuse en psychologie sociale à l’Université de Lausanne, à l'origine de ces travaux, décrypte des résultats qui viennent contredire ce que la science pensait savoir depuis des décennies.
On imagine souvent que les riches sont plus égoïstes, peut-être même plus malhonnêtes. Mais, à en croire votre étude, c’est faux?
C'est exactement le genre d'idée reçue que notre étude remet en question! On s’attend souvent à ce que les personnes de classes sociales supérieures soient plus centrées sur elles-mêmes, plus individualistes, voire plus égoïstes. Mais nous n’avons trouvé aucune preuve qu’elles sont moins prosociales ou plus malhonnêtes. En Suisse comme ailleurs, les personnes de classes favorisées ne trichent pas plus, ne sont pas moins solidaires - parfois c’est même l’inverse.
Qu’est-ce qui vous a motivé à vous lancer à l’assaut des croyances bien ancrées?
L’idée de plus en plus répandue en psychologie consiste à dire que notre position sociale façonne nos comportements, nos émotions, nos décisions. Mais cette littérature repose souvent sur des études avec de petits échantillons, très centrés sur les États-Unis. Nous avons voulu vérifier la robustesse de ces résultats, avec des données plus larges, plus diverses et mieux contrôlées.
Concrètement, qu’avez-vous fait?
Nous avons répliqué 22 études influentes sur la psychologie de la classe sociale, en testant 35 effets dans quatre pays: les États-Unis, la France, la Suisse et l’Inde. Au total, plus de 33'000 personnes ont participé. Environ 50% des effets ont été répliqués. Ce qui veut dire que certaines idées tiennent bon, mais d’autres sont à remettre en question, voire à abandonner.
Existe-t-il une différence fondamentale entre classes sociales?
Une grande partie de la littérature part du principe que les personnes de milieux favorisés fonctionneraient de manière plus individualiste, tandis que celles de milieux modestes fonctionneraient de manière plus collectiviste. Mais nos résultats ne confirment pas vraiment cette opposition. Ce que l’on observe, c’est que les personnes de classes sociales plus élevées semblent avoir les ressources matérielles et psychologiques suffisantes pour être à la fois individualiste et collectiviste.
Un exemple?
Les personnes de milieux plus favorisés rapportent ressentir à la fois plus d’émotions individualistes, comme la fierté et d’émotions collectivistes, comme la compassion. Autrement dit, ce ne sont pas deux pôles opposés, mais potentiellement deux dimensions qui peuvent coexister - surtout quand on a les moyens matériels et symboliques de le faire.
Observe-t-on des particularités en Suisse?
La Suisse semble se distingue à plusieurs niveaux. Les effets psychologiques de la classe sociale paraissent plus faibles que dans les autres pays. Cela suggère que certaines inégalités sociales peuvent être moins visibles ou moins marquées psychologiquement, peut-être en raison du niveau élevé de sécurité économique ou de la stabilité sociale.
Est-ce que cela veut dire qu’il n’y a pas d’effets de classe en Suisse?
Pas du tout. Les effets sont là, mais parfois moins prononcés ou plus nuancés. Alors qu’on observe généralement que les personnes de classes sociales élevées ont plus tendance à se sentir «entitled» - c’est-à-dire à penser qu’elles méritent plus ou qu’elles ont droit à plus - en Suisse, c’est l’effet inverse: les personnes favorisées se disent moins «entitled». C’est un résultat assez étonnant.
Comment l’expliquez-vous?
Peut-être que cela reflète des normes culturelles helvétiques fortes autour de la modestie et de l’égalité. Il n’est pas très bien vu, en Suisse, d’afficher une supériorité sociale ou de se montrer arrogant. On n’aime pas trop les têtes qui dépassent.
D'où viennent les différences psychologiques entre les classes sociales?
Ce n'est pas la «classe sociale» en soi qui façonne notre psychologie, mais les expériences concrètes associées à cette position sociale. Vivre dans l’incertitude financière, devoir s’adapter à des contraintes constantes, ou faire face à des discriminations, ça façonne la manière de penser, de ressentir, d’interagir. À l’inverse, évoluer dans un environnement stable, valorisé, avec des ressources disponibles, permet de développer une plus grande confiance en soi, une capacité à planifier, voire à se projeter vers l’avenir.
Au fond, qu'est-ce que ça change de savoir tout ça?
On parle beaucoup des inégalités économiques ou scolaires, mais les inégalités psychologiques - dans les émotions, les croyances, les façons de voir le monde - sont tout aussi importantes. Comprendre comment elles fonctionnent, et ce qui les alimente, est essentiel si on veut construire une société plus juste.
Batruch, A., Sommet, N. & Autin, F. Advancing the psychology of social class with large-scale replications in four countries. Nat Hum Behav (2025). https://doi.org/10.1038/s41562-025-02234-1